L’esprit de liberté
Mars 1871.
Débraillé comme un étudiant, les poings dans les poches de mon paletot, je rejoins les insurgés bien décidés à en découdre avec celui qui prétend mater la canaille parisienne. Tous, hommes et femmes des classes populaires, nous montons à la butte Montmartre pour empêcher la troupe de s’emparer des canons. A notre grande surprise, les hommes du régiment fraternisent avec nous. Quand l’ordre est donné de tirer sur la foule, ils mettent la crosse en l’air. Dès lors, dans les faubourgs de la rive gauche, s’élèvent spontanément des barricades faites de pavés et divers matériaux. Les gardes nationaux eux-mêmes les hérissent de leurs fusils. Tel Gavroche, l’enfant des rues, je gravis un des monticules et debout, les cheveux au vent, je chante à tue-tête :
« On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau. »
Puis je saisis une des armes plantées dans le tas et je la brandis avec fierté en signe de victoire. On m’applaudit, on m’acclame. Je reprends les couplets de ma chanson. En cet instant, je me sens fort, je me sens libre, tout m’est possible ! On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, c’est l’âge des espérances et des chimères. Animé d’une folle ambition, je me sens capable d’accomplir de grandes choses. Et c’est pourquoi j’ai juré d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté.
Mais un peu plus tard je déchante. Dans un jardin de la rue des Rosiers, deux généraux viennent d’être exécutés par leurs propres soldats : ils ont deux trous rouges au côté gauche.
Mai 1968.
A la sortie du lycée Saint-Louis, je vois des jeunes embarqués dans des cars de police. La Sorbonne vient d’être évacuée sans ménagement par les forces de l’ordre. Je me joins aux émeutiers de plus en plus nombreux qui se regroupent sur le Boul’Mich. Retrouvant les réflexes des communards, nous faisons du Quartier Latin notre champ de bataille. La tête nue et le poing levé, nous scandons en chœur : « CRS, SS ! CRS, SS ! » Face à nous, en rangs serrés, les policiers casqués, armés de matraques et de grenades lacrymogènes, se cachent derrière leurs boucliers. Ils sont prêts à charger, mais ils ne nous font pas peur. Ils n’ont rien d’humain, ils n’ont pas de visage, leur carapace ne laisse paraître aucun sentiment. Les pavés fusent et ricochent en cadence dans un bruit de claquement mat. Tandis que mes camarades continuent à lancer des slogans libertaires, je m’avance vers le double cordon, un pavé à la main. On est insoucieux du danger quand on a dix-sept ans. Et pour me donner du courage, je me mets à chanter :
« Je suis né à Nanterre
C’est la faute à mon père
On m’a pris au berceau
C’est la faute à Rimbaud
Je ne suis pas libraire
C’est la faute à mon père
Je ne suis qu’un maraud
C’est la faute à Rimbaud »
Ma voix est couverte par les clameurs des manifestants. Au même moment une grenade éclate à mes pieds, me stoppant dans mon élan et me faisant suffoquer. Puis les coups de matraque se mettent à pleuvoir sur ma tête et mon dos. Je m’affaisse sans connaissance.
« Je suis tombé par terre,
C’est la faute à mon père,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rimbaud »