Un intrus au théâtre

Publié le par la mite au logis

            Paris, février 1944. Alors que la France vit les derniers mois de l’Occupation, le théâtre de l’Atelier joue une pièce noire qui tire sa source de la tragédie grecque antique.

            Un soir de représentation, tous les regards sont attirés par la présence d’un grand vieillard sec aux cheveux blancs et à la barbe frisée, étrangement vêtu d’une longue tunique pareille à l’himation et chaussé de sandales. Son comportement pendant le spectacle se révèle tout aussi surprenant : en effet, tantôt il s’esclaffe sans aucune retenue, tantôt il se met à invectiver directement les comédiens. Cette conduite indécente provoque un tel scandale que le déroulement de la pièce doit être interrompu. Faisant face à la fureur des spectateurs frustrés, André Barsacq, le metteur en scène, monte sur le plateau pour présenter au public ses excuses et ses plus vifs regrets. La salle est évacuée, mais le singulier personnage refuse de sortir et exige de rencontrer immédiatement l’auteur de cette « mascarade ».

            Éberlué, Barsacq l’emmène dans les coulisses et le conduit devant un homme encore jeune et bien mis, portant moustache et lunettes rondes. Le metteur en scène assiste alors à une conversation ahurissante entre le vieux fou et le dramaturge.

« - Vous vous êtes permis de modifier ma pièce ! De quel droit ? Et ce décor qui ne rappelle en rien l’agora de Thèbes et le palais des Labdacides ! Ces costumes horribles qui n’ont aucun sens ! Et pourquoi donc vos acteurs ne portent-ils pas de masque ? rugit le vieil homme indigné.

- J’ai voulu un décor neutre et des costumes intemporels pour ancrer ma pièce dans l’actualité. Et mes comédiens ne se cachent pas derrière un masque pour jouer leur rôle.

- Mais mon héroïne se situe bien au-delà des banales préoccupations humaines ! Elle obéit aux lois divines, son geste est avant tout un acte religieux.

- Son geste est absurde ! Elle n’agit que pour elle-même, mais la fille de l’orgueil d’Œdipe n’est pas au-dessus de la loi.

- Et le roi ? Ne manifeste-t-il aucun remords ? Vous le faites tranquillement reprendre ses activités quotidiennes, alors que sa nièce est emmurée vivante et que son fils et sa femme se donnent la mort. Et pourquoi avoir supprimé le devin Tirésias qui tente de le ramener à la raison et le menace de la vengeance des Érinyes ? C’est parce que ces paroles l’ont ébranlé que Créon reconnaît sa culpabilité, même s’il ne peut lutter contre une fatalité provoquée par l’hybris des hommes.

- Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire. Créon attend la mort, lui aussi.

- Et pendant ce temps, les gardes jouent aux cartes et s’expriment dans un langage sordide et grossier ! Quelle familiarité indigne de la noblesse de mon style !

- Pourtant je tiens à souligner que certaines de mes scènes s’inspirent directement de leur modèle grec et que j’ai même repris quelques-unes de vos belles formules comme celle-ci : « Tu as opté pour la vie, moi je préfère mourir », ou comme la prière finale : «  Tombeau, ma chambre nuptiale, mon éternelle prison dans la terre ! »

- Vous m’avez bassement imité ! Il n’empêche que mon héroïne est remarquable par sa tenue, sa dignité et sa beauté sévère, alors que la vôtre est petite, maigre, noiraude et mal peignée !

Il suffit ! Je m’en retourne à Athènes travailler à ce qui sera peut-être ma dernière tragédie, une sorte de testament spirituel. Tel Œdipe à Colone, j’espère mourir de la mort la plus belle. »

Et l'antique personnage disparaît soudainement, laissant perplexe son interlocuteur.

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