Terre d'eau

Publié le par la mite au logis

Il avait plu à torrents pendant quarante jours, sans discontinuer. Tous les êtres vivant à la surface de la terre avaient été noyés, emportés par l’inondation. Un seul bateau flottait encore au milieu de ce désastre, miraculeusement soulevé au-dessus des montagnes par les flots qui ne cessaient de monter. A présent l’eau recouvrait entièrement la terre devenue invisible. Un grand silence régnait sur le monde, rompu ponctuellement par les voix et les cris des passagers. Pour Néo et ses compagnons de fortune commença alors une longue attente, celle de la décrue.

Au bout de quarante autres jours, les occupants du navire éprouvèrent une grande lassitude devant le spectacle de cette immensité inébranlable. La plupart d’entre eux cherchaient vainement à entrevoir un monde désormais englouti. Certains se lamentaient, voyant leur fin proche ; d’autres parlaient de se jeter dans les profondeurs pour retrouver leurs chers disparus. Leur capitaine avait beau s’évertuer à les convaincre de rester à bord et de garder espoir d’un avenir meilleur, ils ne pouvaient s’empêcher d’être démoralisés. Néo pourtant répétait inlassablement : « Tenez bon ! Je vous promets que les eaux vont décroître et que vous reverrez la terre ferme. » Incrédules, ils lui demandaient alors : « Oui, mais dans combien de temps ? » Il ne répondait pas, il n’osait pas leur avouer que la croisière allait encore durer une centaine de jours et qu’elle serait loin d’être distractive. Les vivres allaient manquer, et surtout l’eau potable.

Alors que le bateau était immobilisé en plein océan, un vent de révolte se leva et se propagea rapidement d’un bord à l’autre. Beaucoup de ces rescapés maudissaient celui qui les avait entraînés dans cette aventure incertaine. Ils le jugeaient responsable de leur malheur car il avait pris leur destin en main sans leur demander leur avis. Ils décidèrent d’un commun accord qu’il fallait retourner la situation. Une nuit, ils l’enfermèrent dans sa cabine, malgré ses cris de protestation. Persuadés d’avoir fait le bon choix, ils saisirent les commandes du navire et remirent les moteurs en marche. Ils ne pouvaient croire que toute terre eût disparu, ils pensaient que quelque part, au loin, ils trouveraient forcément un rivage à aborder. Chaque jour qui passait, leurs yeux avides scrutaient l’horizon à la recherche d’une île ou d’un continent. Et pendant ce temps, le capitaine déchu se désespérait d’avoir failli à sa mission.

Au bout de quarante jours de navigation sur des eaux mornes, épuisés de fatigue, de faim et de soif, ils distinguèrent au crépuscule une forme lointaine et minuscule. Aussitôt des cris de joie retentirent : « Terre ! Nous sommes sauvés ! » Fous d’espoir, ils mirent le cap sur cette terre promise. Ils allaient enfin pouvoir à nouveau fouler un sol plus stable que le pont du bateau. Bien que la nuit fût tombée, ils activèrent les moteurs tant ils étaient pressés d’arriver à destination. Dans la liesse générale, ils ne virent pas qu’ils couraient à leur perte. Le navire fendait les flots à toute vitesse dans l’obscurité et les contours vagues aperçus auparavant grossissaient au fur et à mesure de sa progression. Il fut impossible de stopper sa marche forcenée : il fonça tout droit sur un gigantesque mur blanc dans lequel il s’encastra avec un fracas effroyable. Avec sa coque déchirée sur les deux flancs, il ne tarda pas à sombrer, entraînant dans la mort tous les rebelles et celui qui avait tenté de les sauver.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article